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Comme il est difficile de choisir seulement sept livres pour une collection ! Tant de livres qui comptent pour moi j’ai du laisser de côté ! Aussi éprouvante que fut cette sélection pour mes nerfs de lectrice, un livre n’a jamais été mis sur la sellette, j’étais sûre de ce choix à cent pour cent : Cent ans de solitude. Ce roman - que dis-je, cette épopée ! - est pour moi un chef d’œuvre du XXème siècle…
Ce roman colombien raconte l'histoire du village de Macondo et de ses habitants, en suivant plusieurs générations. Et tout est TROP chez Gabriel Garcia Marquez : les hommes vivent plusieurs siècles, font face à d'innombrables fléaux et épreuves, avec poésie et espoir. Tels des Ulysses modernes, rien ne leur ait épargné : la condition humaine y est racontée avec un immense humour, un souffle romanesque puissant, et ce style inimitable, qui vaudront à Gabriel Garcia Marquez le prix Nobel de littérature en 1982. Toute la folie surréaliste de l'Amérique du Sud est contenue dans ce roman, ainsi que la générosité fantasque de l'auteur. À LIRE OU À REDÉCOUVRIR !
C'était comme si la maison s'était remplie de visiteurs. Assise dans son fauteuil à bascule dans un coin de la cuisine, Rebecca rêva d'un homme qui lui ressemblait beaucoup, habillé de toile blanche, le col de sa chemise fermé par un bouton en or, et qui venait lui apporter un bouquet de roses. Il était accompagné d'une femme aux mains délicates qui prit une rose et la mit dans les cheveux de la fillette. Ursula comprit que cet homme et cette femme n'étaient autres que les parents de Rebecca mais, bien qu'elle fit effort pour les reconnaître, cette vision confirma sa certitude de ne les avoir jamais rencontrés.
Cependant, par une négligence coupable que José Arcadio Buendia ne se pardonna jamais, les petits animaux en caramel continuaient à se vendre de par le village. Les adultes comme les enfants suçaient avec ravissement les délicieux coquelets verts de l’insomnie, les exquis poissons roses de l'insomnie et les tendres petits chevaux jaunes de l'insomnie, si bien que l'aube du lundi surprit tout le village éveillé.
Au début, personne ne s'inquiéta.
Au contraire, tout le monde se félicitait de ne point dormir car il y avait tant à faire alors à Macondo que les journées paraissaient toujours trop courtes. Les gens travaillèrent tellement qu'il n'y eut bientôt plus rien à faire et ils se retrouvèrent les bras croisés à trois heures du matin, à compter les notes de musique de la valse des horloges.
Ceux qui voulaient dormir, non parce qu’ils étaient fatigués mais pour pouvoir rêver à nouveau, eurent recours à toutes sortes de méthodes épuisantes. Ils se réunissaient pour converser sans trêve, se répétant pendant des heures et des heures les mêmes blagues, compliquant jusqu'aux limites de l'exaspération l'histoire du coq chapon, qui était un jeu sans fin où le narrateur demandait si on voulait bien qu'il raconte l'histoire du coq chapon, et si on répondait oui, le narrateur disait qu'il n'avait pas demandé qu'on lui dise oui, mais si on voulait bien qu’il raconte l'histoire du coq chapon, et quand on répondait non, le narrateur disait qu'il n'avait pas demandé qu’on lui dise non, mais si on voulait bien qu'il raconte l’histoire du coq chapon, et si tout le monde se taisait, le narrateur disait qu’il n'avait demandé à personne de se taire, mais si on voulait bien qu'il raconte l'histoire du coq chapon, et nul ne pouvait s'en aller parce que le narrateur disait qu’il n’avait demandé de partir à aucun, mais si on voulait bien qu’il raconte l’histoire du coq chapon, et ainsi de suite, en un cercle vicieux qui pouvait durer des nuits entières.
Lorsque José Arcadio Buendia se rendit compte que la peste avait envahi le village, il réunit les chefs de famille pour leur expliquer ce que lui-même connaissait de la maladie de l'insomnie, et l'on prit des mesures afin d’éviter que le fléau ne se répandît parmi les autres hameaux du marigot. (…) Aussi bien la peste demeura-t-elle circonscrite dans le périmètre du village. Si efficace fut la quarantaine que vint le jour où l'état d'urgence fut considéré comme une chose toute naturelle ; la vie s'organisa de telle manière que le travail reprit son rythme et personne ne s'inquiéta plus de l’inutile coutume qui voulait qu'on dormît.
Ce fut Aureliano qui conçut la formule grâce à laquelle ils allaient se défendre pendant des mois contre les pertes de mémoire. Il la découvrit par hasard. Expert en insomnie puisqu'il avait été l'un des premiers atteints, il avait appris à la perfection l'art de l'orfèvrerie.
Un jour, en cherchant la petite enclume qui lui servait à laminer les métaux, il ne se souvint plus de son nom. Son père le lui dit: «C'est un tas.» Aureliano écrivit le nom sur un morceau de papier qu'il colla à la base de la petite enclume: tas. Ainsi fut-il sûr de ne pas l'oublier à l'avenir. Il ne lui vint pas à l' idée que ce fût là un premier symptôme d'amnésie, parce que l'objet en question avait un nom facile à oublier. Pourtant, quelques jours plus tard, il s’aperçut qu'il éprouvait de la difficulté à se rappeler presque tous les objets du laboratoire. Alors il nota sur chacun d’eux leur nom respectif, de sorte qu'il lui suffirait de lire l’inscription pour pouvoir les identifier.
Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu'il avait oublié jusqu’aux événements les plus marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en pratique dans toute la maisonnée, et l'imposa plus tard à l'ensemble du village. Avec un badigeon trempé dans l'encre, il marqua chaque chose à son nom: table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole. Il se rendit dans l’enclos et marqua les animaux comme les plantes : vache, bouc, cochon, poule, manioc, malanga, bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l'oubli , il se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l'on reconnaîtrait chaque chose grâce à son inscription, mais où l'on ne se souviendrait plus de son usage.
Il se fit alors plus explicite. L'écriteau qu'il suspendit au garrot de la vache fut un modèle de la manière dont les gens de Macondo entendaient lutter contre l'oubli: Voici la vache, il faut la traire tous les matins pour qu'elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec du café et obtenir du café au lait. Ainsi continuèrent-ils à vivre dans une réalité fuyante, momentanément retenue captive par les mots, mais qui ne manquerait pas de leur échapper sans retour dès qu'ils oublieraient le sens même de l’écriture.
À l'entrée du chemin du marigot, on avait planté une pancarte portant le nom de Macondo et, dans la rue principale, une autre proclamant : Dieu existe. Pas une maison où l'on n'eût écrit ce qu'il fallait pour fixer dans la mémoire chaque chose, chaque sentiment. Mais pareil système exigeait tant de vigilance et de force de caractère que bon nombre de gens succombèrent au charme d’une réalité imaginaire sécrétée par eux-mêmes, qui s’avérait moins pratique à l'usage mais plus réconfortante.
Cent ans de Solitude, Gabriel Garcia Marquez, 1967